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Armoise
9 juin 2009

Extraits de " La main de Dieu" de Yasmine Char

« Quinze ans. J’enseigne l’anglais à une classe d’enfants palestiniens. Ils ont le respect des pauvres. Ils se lèvent à mon arrivée et ils attendent mon signal pour se rassoir. Pas un bruit. Ils sont suspendus à mes lèvres, aux péripéties de la « famille Smith » qui a perdu son chien. Que va-t-il devenir ? Va-t-il mourir de faim ? Un enfant lève le doigt, il dit : en Angleterre, les animaux ont plus de valeur que nous. Je rétorque : pas de politique en classe. L’élève crache par terre et sort. Je ne pense pas que ce soit une bonne idée de cracher et de sortir. Marquer son mépris et déserter. Trop facile. Plus difficile ; marquer son mépris et rester en place. Cracher et rester. Affronter l’ennemi répugnant mais ancrer ses pieds dans la terre. Rester. Décréter que cette terre nous appartient. Ne plus bouger. Regarde autour de toi, qui se souvient des envahisseurs ? Reviens s’il te plait. Crache et reste ! Fais-moi reculer et retrouve ta dignité. Vas-y ! Mange ma volonté. »

« Enfin l’homme est d’accord. Il se tient derrière elle, il referme les bras sur les siens, il colle sa joue contre la sienne puis, quand il juge que c’est le bon moment, il donne l’ordre de tirer. Il retire lentement ses bras. Il va vérifier la cible et revient vers elle. Il l’enlace de nouveau. Il dit que bientôt elle n’aura plus besoin de ses conseils, qu’elle est douée pour tirer comme d’autres sont doués, par exemple, pour la musique ou la peinture. Il lui demande à quoi elle réfléchit quand elle tire. Elle ne réfléchit pas Elle tire juste parce qu’elle est euphorique. Son bonheur se manifeste de cette façon, de même que le malheur pourrait s’exprimer par ce biais. Pas de pensée particulière. Il dit : si tu ne réfléchis pas, tu peux alors tirer sur un homme sans problème. Elle répond qu’elle ne sait pas, que l’occasion ne s’est jamais présentée. Elle lui dit qu’elle serait sans doute capable de tirer si elle était vraiment colère, qu’elle ne doit pas être différente des autres, à commencer par lui. Avait-il déjà éliminé quelqu’un de sang-froid ? Elle se relève parce qu’elle doit aller à l’école. Elle dit : il faut que j’y aille. Elle esquisse un pas de dans en vidant son chargeur sur la cible, en plein cœur les trois coups qui restent, et elle s’éloigne comme si de rien n’était.

            L’homme sourit. Il regarde la petite s’éloigner. Il saisit une cigarette pendant que le tissu vert virevolte entre les ruines. Il l’allume et inhale une bouffée en surveillant le cheminement de l’écolière. Il continue de sourire. »

            « J’ai oublié les mots que le journaliste avait utilisés dans le bulletin d’information du matin. Je ne sais plus s’il avait dit que les Palestiniens avaient été tués ou s’il avait utilisé le terme exact : massacrés. Je crois que le mot massacre s’était imposé depuis le début, du moment où le soleil avait éclairé les camps de réfugiés et que l’ampleur du carnage était apparue. Ils n’étaient pas des dizaines ou des centaines, ils étaient des milliers de réfugiés qui avaient été surpris dans leur sommeil et alors tués pour venger l’assassinat d’un chef. Un mort contre trois mille, la barbarie était totale. En quelques secondes, l’horreur a gagné la ville. Les sirènes d’ambulance couvraient nos cris pendant que les détails du massacre se répandaient dans les rues de la capitale et nous faisaient éclater en sanglots. Les adultes comme les enfants, les hommes comme les femmes, ils écoutaient et de mettaient à pleurer, les hommes avec la dignité arabe qui sied, les femmes avec le poing serré sur le ventre pour empêcher le monstre de sortir, celui que d’autres avaient mis au monde, un monstre qui avait été d’abord un enfant innocent, il faut s’en souvenir, un qui portait les plus beaux espoirs. De toute évidence, Dieu n’existait pas. Cela avait été une erreur dès le début de penser qu’il allait sauver le pays de sa folle dérive. On s’était moqué de nous avec ces prières à répéter du matin au soir. Voilà, on allait cracher sur ces prières, c’est ce qu’on allait faire et tout irait mieux. Mais rien n’allait mieux. Les gens pleuraient les morts et continuaient de prier malgré l’injustice, ce flot continu de peines qui soulevaient leurs cœurs. »

Yasmine Char

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