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Armoise
26 septembre 2008

" Comme un roman " - Daniel Pennac -

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Et le voilà, l’adolescent reclus dans sa chambre, devant un livre qu’il ne lit pas. Toutes ses envies d’être ailleurs font entre lui et les pages ouvertes un écran glauque qui trouble les lignes. Il est assis devant la fenêtre, la porte fermée dans son dos. Page 48. Il n’ose compter les heures passées à atteindre cette quarante-huitième page. Le bouquin en compte exactement quatre cent quarante-six. Autant dire cinq cents. 500 pages ! S’il y avait des dialogues, encore. Tu parles ! Des pages bourrées de lignes comprimées entre des marges minuscules, de noirs paragraphes entassés les uns sur les autres, et, par-ci par-là, la charité d’un dialogue – un tiret, comme une oasis, qui indique qu’un personnage parle à un autre personnage. Mais l’autre ne lui répond pas. Suit un bloc de douze pages ! Douze pages d’encre noire ! Ca manque d’air ! Ouh là que ça manque d’air ! Putain de bordel de merde ! Il jure. Désolé, mais il jure. Putain de bordel de merde de bouquin à la con ! Page quarante-huit… S’il se souvenait, au moins, du contenu de ces quarante-sept premières pages ! Il n’ose même pas se poser la question – qu’on lui posera, inévitablement. La nuit d’hiver est tombée. Des profondeurs de la maison monte jusqu’à lui l’indicatif du journal télévisé. Encore une demi-heure à tirer avant le dîner. C’est extraordinairement compact, un livre. Ca ne se laisse pas entamer. Il paraît d’ailleurs, que ça brûle difficilement. Même le feu ne peut s’insinuer entre les pages. Manque d’oxygène. Toutes réflexions qu’il se fait en marge. Et ses marges à lui sont immenses. C’est épais, c’est compact, c’est dense, c’est un objet contondant, un livre. Page quarante-huit ou cent quarante-huit, quelle différence ? Le paysage est le même. Il revoit les lèvres du prof prononcer le titre. Il entend la question unanime des copains :

-          Combien de pages ?

-          Trois ou quatre cents…

(Menteur…)

-          C’est pour quand ?

L’annonce de la date fatidique déclenche un concert de protestations :

- Quinze jours ? Quatre cents pages (cinq cents) à lire en quinze jours ! Mais on n’y arrivera jamais, Monsieur !

Monsieur ne négocie pas.

Un livre, c’est un objet contondant et c’est un bloc d’éternité. C’est la matérialisation de l’ennui. C’est le livre. « Le livre ». Il ne le nomme jamais autrement dans ses dissertations : le livre, un livre, les livres, des livres.

«  Dans son livre Les Pensées, Pascal nous dit que… »

Le prof a beau protester en rouge que ce n’est pas la dénomination correcte, qu’il faut parler d’un roman, d’un essai, d’un recueil de nouvelle, d’une plaquette de poèmes, que le mot « livre », en soi, dans son aptitude à tout désigner ne dit rien de précis, qu’un annuaire téléphonique est un livre, tout comme un dictionnaire, un guide bleu, un album de timbres, un livre de comptes…

Rien à faire, le mot s’imposera de nouveau à sa plume dans sa prochaine dissertation :

«  Dans son livre, Madame de Bovary, Flaubert nous dit que… »

Parce que, du point de vue de sa solitude présente, un livre est un livre. Et chaque livre pèse son poids d’encyclopédie, de cette encyclopédie à couverture cartonnée, par exemple, dont on glissait naguère les volumes sous ses fesses d’enfant pour qu’il fût à hauteur de la table familiale.

Et le poids de chaque livre est de ceux qui vous tirent vers le bas. Il s’est assis relativement léger sur sa chaise, tout à l’heure – la légèreté des résolutions prises. Mais au bout de quelques pages, il s’est senti envahi par cette pesanteur douloureusement familière, le poids du livre, poids de l’ennui, insupportable fardeau de l’effort inabouti.

Ses paupières lui annoncent l’imminence du naufrage.

L’écueil de la page 48 a ouvert une voie d’eau sous sa ligne de résolutions.

Le livre l’entraîne.

Ils sombrent.

 

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